Par Sarah Rifaat

Enregistrement audio et photos de manifestations contre le gaz de schiste en Algérie.

Mohad Gasmi a joué un rôle essentiel dans les manifestations contre l’extraction de gaz de schiste dans le sud du désert algérien en 2015.

Mohad est un habitant de la province d’Adrar. Il possède un atelier de ferronnerie et est marié. Son engagement en tant que militant a débuté avec le soutien du mouvement des chômeurs (une initiative menée par des jeunes sans emploi en Algérie). Lorsqu’il entendit parler de l’introduction de la fracturation hydraulique en Algérie, il rejoignit de nombreux autres militants dans le cadre de campagnes de sensibilisation et de mobilisation dans différentes provinces du sud du pays afin d’affronter ce danger qui menaçait leurs vies. La fracturation hydraulique est également liée au changement climatique, puisque le gaz de schiste est un combustible fossile que l’Algérie a commencé à exploiter et qui est destiné à être consommé par des pays européens.

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Mohad Gasmi

J’ai rencontré Mohad pour la première fois en Tunisie début 2015. C’était la première fois qu’il quittait l’Algérie. Je l’ai rencontré de nouveau en marge de la conférence sur le changement climatique qui s’est tenue au Maroc cette année.  À cette occasion, j’ai pu m’asseoir à ses côtés et écouter l’histoire de la lutte d’Ain Salah où a débuté le mouvement de lutte contre la fracturation en Algérie. La fracturation est une technique qui utilise de l’eau sous haute pression mélangée à des produits chimiques toxiques afin d’extraire le gaz des roches du sous-sol. Elle a de graves conséquences sur les milieux désertiques fragiles, y compris sur les nappes phréatiques.

Le début du mouvement

Nous avons commencé en 2012 et la crise a éclaté en 2015. Le plan était très simple. Notre premier rassemblement a eu lieu en 2014 à Adrar. Il était important pour nous de lancer cette simple action, car une décision parlementaire sur la fracturation hydraulique était attendue dans les deux jours suivants. Ensuite, le 3 juin 2014, un second mouvement plus important a commencé à Ouargla. À partir de là, l’idée a commencé à faire son chemin.

Malgré tout, le gouvernement a annoncé officiellement le début des forages dans une région située à 1 200 km de Ouargla, 500 km d’Adrar et 700 km du centre de la province en question. Ce site nommé Ain Salah avait été choisi en pensant qu’il s’agissait d’un secteur isolé et faiblement peuplé. Ils pensaient que les militants ne communiquaient pas entre eux dans ces secteurs reculés. Nous devions faire croire à Ain Salah qu’ils étaient seuls et aux autorités que tout était calme.

Quand nous avons décidé d’agir à Ain Salah, c’était juste après le Nouvel An (janvier 2015), nous avons donc profité de la présence des nombreux étudiants qui étaient là pour les vacances. Ils se sont largement mobilisés et ont fourni d’importants efforts d’organisation, si bien qu’en 3 ou 4 jours le sit-in était lancé. À vrai dire, nous n’attendions pas ce brusque soulèvement. Je pensais qu’il était important que le sit-in dure au moins 15 jours. Il a duré 5 mois. Notre travail a marqué le début du mouvement d’action à Ain Salah. Les habitants pensaient être isolés et avaient même créé leur comité local. Les autorités ont toujours fait une différence entre les provinces et les plus petites circonscriptions : comme si Ain Salah n’était pas en Algérie ; comme si, parce que je venais d’Adrar, je n’allais pas communiquer avec les autres provinces. C’est un obstacle que nous avons pu surmonter, et qui représente jusqu’à maintenant l’une des plus importantes victoires de cette lutte.

Nous avons reçu le soutien d’autres provinces après 10 jours de sit-in, en particulier de Ouargla et d’une coalition nationale. Toutes les provinces situées à proximité d’Ain Salah ont commencé à organiser des manifestations, ce qui a accru la responsabilité des manifestants d’Ain Salah qui ne pouvaient plus abandonner, ni même envisager d’abandonner. Les manifestations et les sit-ins ont continué jusqu’en juin 2015. Les opérations de fracturation hydraulique ont été suspendues jusqu’à maintenant, ce qui, à mon avis, est un succès majeur bien qu’il soit uniquement symbolique.

L’État

En conséquence de ces manifestations, les autorités ont commencé à prendre au sérieux les militants qui travaillaient sur le terrain  et qui étaient jusqu’alors considérés comme des protestataires isolés et dont les exigences relatives aux droits sociaux les plus élémentaires étaient ignorées  . Les autorités ont compris que ces groupes dissidents et leurs activités à petite échelle allaient prendre de l’ampleur. Un mois après la fin du sit-in et le retour à la vie normale dans la région, toutes les actions de protestation qui ont suivi ont entraîné des répressions policières et des procès qui se sont soldés par des peines d’emprisonnement (le plus souvent avec sursis), à des mesures de contrôle judiciaire et, dans certains cas, à de la prison ferme. Les militants ont ressenti l’étau sécuritaire se resserrer à la suite des événements d’Ain Salah, notamment en raison de la menace de peines de prison avec sursis planant au-dessus de leurs têtes. De notre côté, nous avons nos propres stratégies et nous avons le temps pour nous. Si Dieu le veut, nous surmonterons cette épreuve.

Soutien des militants menacés par des condamnations

Nous pensons que le soutien est d’abord local. Il est futile de vouloir réagir à une arrestation et à un procès avec des slogans affichant l’idée que le régime est répressif, intolérant, anti-démocratique, etc. L’important est d’arriver à créer une solidarité populaire au sein de la population locale, car c’est le seul moyen d’être vraiment en sécurité. Notre stratégie ne repose pas sur la dénonciation d’un régime répressif. Notre stratégie est de garder notre sérénité afin que nos idées puissent se développer. Si la population constate que des condamnations sont appliquées et que les journalistes parlent d’un régime anti-démocratique, elle pourrait prendre peur et abandonner. Mais si nous persévérons et faisons abstraction de certaines de ces pratiques, nous arriverons à normaliser nos activités au sein de la communauté, à créer une atmosphère où nous nous soutenons les uns les autres, à garder le cap et à utiliser la rue comme espace pour y défendre nos droits. Voilà ce dont nous avons besoin. Même si certains de ces jugements étaient contestables, nous nous efforçons désormais de rester sereins jusqu’à ce que nous sortions de cette phase. Quand nous passerons à l’action, nous ferons en sorte de suivre la meilleure stratégie réalisable, à la plus grande échelle possible et en prenant en considération toutes les variables envisageables. Si vous voulez pouvoir compter sur le soutien de la rue à l’avenir, il faut que les gens se sentent en sécurité maintenant, et vous devez leur assurer que leur sécurité et l’intégrité de l’État ne sont pas menacées.

Pourquoi le mouvement contre le gaz de schiste est-il apparu maintenant ?

Quand on parle de la politique pétrolière en Algérie, il est important de comprendre qu’elle a été héritée du colonialisme français. Les forages de pétrole et l’exploitation du désert algérien ont commencé avant l’indépendance. Après l’indépendance, le régime a continué dans le même sens que les colonisateurs qui n’avaient que faire de notre environnement, de notre eau ou de notre développement. Personne ne s’est soucié du développement de ces régions désertiques reculées où se trouvaient les champs pétroliers, ce qui constitue une approche très coloniale.

Nous avons tiré beaucoup d’enseignements des expériences passées. La question de la maturité du mouvement ou de la mobilisation de certains groupes comme les femmes, les enfants ou les personnes âgées ne se pose pas. Le vieil homme qui est là aujourd’hui était là quand il était un jeune homme dans les années soixante ou soixante-dix, son héritage est donc ici. Nous ne sommes pas des menteurs ni des imposteurs. Les faits sont établis sur le terrain, reconnus par les autorités elles-mêmes. Depuis des années, Hassi Messaoud et Ain Salah connaissent des problèmes environnementaux et des difficultés spécifiques aux propriétaires de chameaux. Nous ne sommes pas la cause de ces problèmes, ce sont les autorités qui les ont créés par leurs mesures. Le problème du gaz de schiste n’a été que la goutte qui a fait déborder le vase : « Vous me marginalisez, vous polluez mon environnement, vous me dispensez ici dans le sud une éducation de moindre qualité que celle que vous avez dans le nord, et vous allez jusqu’à menacer mon eau, la ressource la plus précieuse, non seulement de la région ou du pays, mais du monde entier ». Nous avions encore du gaz et du pétrole conventionnels, mais il a fallu qu’ils aillent plus loin et qu’ils contaminent l’eau. Il n’en a pas fallu plus pour que les hommes, les femmes et les enfants sortent dans la rue. Nous avons eu la possibilité de mobiliser toutes ces composantes de la société. Les images des femmes participant aux sit-ins sont maintenant gravées dans nos mémoires. C’est un témoignage de la présence de femmes dans une période marquée par des difficultés. La participation de tous ces groupes dans le domaine des affaires publiques est une autre victoire importante qui ne pourra pas être ignorée aisément à l’avenir.

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Présent et avenir

Il n’y a actuellement quasiment aucune information concernant des forages à Ain Salah et je ne pense pas qu’il y en ait. Mais connaissant la faiblesse du régime face aux entreprises et sa tendance à contourner les règles, particulièrement quand il s’agit des régions désertiques, je n’écarterais pas complètement l’éventualité. Nous pensons que même si deux ou trois puits ont été creusés à notre insu, la vérité finira par éclater. Nous avons les moyens de passer à l’action et nous connaissons les personnes qui sont prêtes à agir. Dès qu’un puits de gaz de schiste commencera à être foré, nous serons là pour manifester. C’est ce qu’il faut faire, tout simplement.

Ce que doivent faire les mouvements internationaux pour l’environnement et le climat

La première chose dont nous avons besoin, ce sont des informations sur tous les accords qui sont annoncés, ainsi que des preuves scientifiques venant des chercheurs, des économistes, etc. Nous recherchons toute information qui vient étayer notre cause ou renforcer notre position. L’information a une valeur inestimable. Lorsque vous discutez avec la population ou avec les politiciens, vous devez présenter des faits.

Quand la société qui exploite les puits est une multinationale, les manifestations doivent avoir lieu dans son pays d’origine. Il y a eu des précédents en France. Nous avons besoin de manifestations et d’actions dans les pays capitalistes ; dans les pays européens où se trouvent les fonds et les bureaux de ces sociétés, ainsi que dans les pays aux lois desquels sont soumises ces mêmes sociétés.

La solution à long terme

Il est possible de proposer des solutions locales en ce qui concerne le développement durable, les secteurs de l’économie traditionnelle comme l’agriculture et le tourisme, des politiques d’économie d’énergie et d’autres initiatives du même genre. Cependant, en réalité, il est impossible de proposer des solutions locales où que ce soit sans les mettre en relation avec le reste du monde, tout particulièrement quand il est question de l’eau et du climat où tout est interconnecté. L’économie capitaliste, qui est fondée sur l’énergie et l’échange de biens entre les pays, est à l’origine de ces problèmes. Quelle est la quantité de carburant et de produits pétroliers qui est consommée par les avions et les navires ? C’est effrayant. Le monde a connu des temps meilleurs, les peuples vivaient en paix, les régions éloignées communiquaient de façon naturelle sans excès de consommation ou de biens matériels.

Alors quand nous parlons de solutions énergétiques ou de moyens de résoudre le problème du gaz de schiste, nous devons nous demander ce qu’il y a derrière cette brutalité et ce désir avide de profits. Demandons aux secteurs qui consomment trop d’énergie de cesser leurs activités. Mais changeons d’abord notre comportement en matière de consommation d’énergie en nous appuyant sur l’énergie solaire et en montrant aux entreprises qu’il est inacceptable et stupide de détruire la planète pour remplir des comptes en banque. Pour y parvenir, nous devons changer les modes de pensée dominants et encourager un changement de société vertical et horizontal.